Mise à jour: 20 janvier 2013

 
 

Aspects du Style Algérois

 

Niqlab dans le Tab' Raml_al_Maya

" Laysa Lî Fi_d Dounya illâ "

 

La Technique de la "Khatfa" chez les Maalem

 
La "Khatfa" (littéralement :"la saisie à la volée" avec l'idée dans la rapidité d'exécution) est une technique utilisée par les chanteurs professionnels pour se "recadrer" dans le rythme quand ils laissent un temps "fort" passer. Ils attaquent alors la syllabe accentuée sur le temps "faible" (en l'associant à une syllabe brève ou à une syllabe non accentuée) pour se "repositionner" sur le temps "fort" suivant. Outre la "vitalité" qu'elle peut donner au chant; cette technique - par l'association originale des syllabes qu'elle propose - est intéressante du point de vue de la métrique.
Chez les Maalem (et d'après les anciens enregistrements) elle devait être systématique et parfaitement maîtrisée. Nous pouvont dire qu'elle caractérisait le style algérois (style syncopé) pour ce qui est de la pratique des pièces du répertoire apparenté à la Nouba à savoir les Niqlab -pour ce qui nous intéresse - , Aroubi, Hawzi, Zendani......
Par contre nous ne la rencontrons pratiquement jamais dans la Nouba sauf peut-être dans le Niçraf ... quand la musique Chaabie algérois se l'appropie. Le Chaabi où cette technique a été cultivée à l'extrême.
Mais il ne faut pas confondre "la Khatfa" (contre-temps ou synope) avec l'anacrouse très courante avec les rythmes de la musique traditionnelle (=l'attaque d'une, deux ou trois syllabes avant le premier temps "fort" de la mesure en fonction de la forme métrique et du rythme choisi pour la mélodie): La "Khatfa" concerne au moins une syllabe accentuée qui sera "déplacée" lors chant alors que l'anacrouse ne concernera que des syllabes brèves ou des syllabes non accentutées; syllabes qui débutent certaines formes métriques.
Notons enfin que la "Khatfa", semble être une technique de soliste; elle ne conviendrait donc pas vraiment au chant choral.
 

Illustration

 
Pour illustrer cette technique nous étudierons le Niqlab Raml_al_Maya chanté par le maître El Ledjam.
 
Nous n'avons pas pu "récolté" les renseignements qui concernent cette figure de l'art traditionnel algérien. Nous savons qu'il faisait partie des disciples du Maalem Sfindja, qu'il a enregistré quelques titres aussi bien en solo qu'en tant que musicien accompagnant Mouzino (ce qui est rare car Mouzino réalisait ses enregistrements seuls).
 
Pour la comparaison des styles nous donnerons l'exemple de la même mélodie (avec un autre texte) chantée cette fois-ci par l'Orchestre du Cheikh Larbi Bensari de Tlemcen dans un style très académique; c'est-à-dire dans le strict respect de la composition, du rythme, du découpage et de l'accentuation de la forme métrique.
 

Le Texte

 

Diwan Yafil - Collection Cheikh Bouali de Tlemcen -

 
- Le texte de ce Niqlab est aussi classé avec les Derdj de la Nouba Raml_al_Maya : Une brèche que nous exploiterons par la suite. Niqlab et Derdj restent en effet très liés dans le répertoire algérois. On pense même que de nombreux Derdj aurait été déclassés ou reclassés en Niqlab dans le courant du 19ème siècle ou un peu avant. (Nous n'avons encore pas pu retrouver la trace des Niqlab dans les anciens manuscrits: recherches en cours.)
 
- La forme métrique de ce texte appartient à la famille du mètre Al Ramal en deux paradigmes: [ LbLL / LbLL ] ; globalement la version proposée par le Diwan Yafil se tient et tous les hémistiches se présentent avec huit syllabes. La version actuelle ne fait pas mieux, puisqu'elle nous donne un second hémistiche du premier vers du Matlaa en sept syllabes en remplaçant le dernier verbe ("Taqaçab" = couvrir de feuilles vertes de roseaux (sens figuré), par le verbe passe-partout "Yatib" = "devenir agréable" (sens propre) brisant au passage le rythme de la poésie.
 

Traduction Littérale

 

Strophe I

Le seul bien que j'ai dans la vie / C'est (quand : 0) je vois mon ami chez moi;
(wa : 1) De sa main il remplit ma coupe / Après que je l'eus à mon tour servi de ma main;
(wa : 2) Nous avons échappé à la vigilance du "Raqib" (dans la poésie médiévale c'est le gardien malveillant qui empêche la rencontre des amants) / (wa : 3) Je me suis dis : la chance me sourit ;
S'il répondait à mes désirs / (wa : 4) (quel Bonheur!) ; je dirais que ma vie reverdit (litt: se couvre de pousses vertes de feuilles de roseaux)
L'amour m'a asservi / Lève-toi donc Ô toi mon ami et trinquons (= boire avec excès)

Strophe II

Raconte-moi donc ce qui se passe / Ce qui t'as rendu, envers moi, si nonchalant
Sans raison, ni faute (de ma part) / Tu as laissé mon coeur dans l'affolement
L'amour me fait tant subir / Ô Mon Dieu! Que la patience est bénéfique
Tu as fortement allumé le feu (de ma pasion) / En mon sein il s'embrase
L'amour m'a asservi / Lève-toi donc Ô toi mon ami et trinquons (= boire avec excès)
 
 Sur la piste du "wa" dans la poésie andalouse : Ce texte est "truffé" de (Wa) : une particule qu'on assimile en général à la conjonction de coordination (Et) [Il faut savoir que le "wa" a d'autres fonctions en grammaire arabe.]
On attribue aussi à la poésie soufie iranienne et spécialement au Soufi Hafez de Chiraz (début du 14ème siècle) "l'invention" d'un "Wa!". Une interjection qui s'utilise pour exprimer un état de conscience qui induit des émotions qu'on ne peut décrire avec des mots. Ce "wa !" serait à rapprocher du " Way !" (souvent chanté " Wi ! " à Alger ) ou du "Wâh ! " ou "Wâhi !" (des particules qui marquent l'admiration )
 
Dans notre exemple le "wa" (numéro 1) est un "Et"; car il rattache les deux premiers vers. Il participe aussi à la réalisation de la formule métrique.
Le "wa" (numéro 2) - est à valeur de "Et" mais ici il serait de trop - car la forme métrique permet de le supprimer - . De plus il ne peut pas coexister avec l'autre "wa" (numéro 3) qui, lui, est nécessaire à la forme métrique. Pour preuve El Ledjam ne le chante pas !
Le "wa" (numéro 4) ne peut pas avoir la valeur du "Et" à cause du souhait (Si ..alors ..) introduit au premier hémistiche et qui demande l'utilisation d'un verbe (sans aucune conjonction). Ce serait donc une sorte d'interjection " Wa ! " (Quel Bonheur !) ou une particule qui "s'incruste" dans le discours (?)
 
Enfin, au premier vers (second hémistiche) El Ledjam nous place un "wa" dans le cadre (numéro 0) et son "wa" n'a pas vraiment la valeur de la conjonction "Et" . D'où la version du Diwan YAFIL qui propose l'adverbe "Quand" (qui n'a pas vraiment sa place, sauf de réaliser lui-aussi la formule métrique.)
 
Histoire du "wa" à Alger : On retrouvait chez certains chanteurs professionnels algérois cet usage excessif d'un "wa" avant d'attaquer une phrase. Un peu comme d'autres diraient "Ah!". Devant cette "incertitude esthétique" (car une particule en trop peut se révéler "agaçante" à l'écoute) certains professeurs du Conservatoire d'Alger - dans les années 1960 - avaient préconisé de supprimer ces "waw" (quand la particule qui figure sur le texte n'a aucune fonction grammaticale et, à fortiori, quand elle ne fait pas partie du texte). Le pari a été gagné. Car même le "Ah!" qui ponctue le début du chant, très utilisisé dans le style algerois, a perdu du terrain. Mais cette approche était-elle toujours justifiée ?
 
Nous avons donc tenté cette petite "incursion" sur la piste du "wa" car on nous nous demandons si les auteurs du Zajal n'ont pas eux aussi eu recours à cette "particule de concision" ?
Le Niçraf Maya ("Hadha Zamanu al Talaqi" Litt: "Voici venu le temps des retrouvailles" Déjà exposé sur le site YAFIL) utilise un "waw" explicite :

[Essai de traduction : "Verse-moi à boire jusqu'à ce que je devienne "wâw" (pour dire peut-être : "...Jusqu'à vous savez quoi") / Et je téterai la coupe qui passe de main en main"
 
Ou alors que peut-être ce "wâw" renverrait à quelque chose d'autre ... en relation avec la graphie ? Ou alors un peu comme dans la poésie mystique quand le soufi dit : "... Jusqu'à ce que je devienne "Lâm" et "Alif". (Deux lettres qui associées forment le mot "Non" (pour signifier "l'anéantissement de l'égo").
Si quelqu'un a une réponse qu'il éclaire notre lanterne... comme dirait le poète dans le même Niçraf : "Compagnon de table lève-toi et éclaire notre lanterne !"

 

La Transcription

 
Nous proposons une transposition (en ) pour ce Niqlab chanté par El Ledjam sur une note plus élevée (un peu à cause de sa tessiture et un peu par contrainte - vitesse de rotation des anciens disques qui déformaient la voix d'environ un demi-ton plus haut -.) Nous avons tenu à noter tous les vers de la Strophe I. Car El Ledjam effectue quelques variations (les débuts de vers et les fins de vers) d'un vers à l'autre tout en conservant le même canevas. Le Matlaa est introduit par une petite "modulation" qui marque la fin des Aghsâne. (Notation en 2/4 contrairement nos habitudes)
 

Illustration Midi (1er et 3ème vers + Matlaa / Noire à 80 pour mieux suivre):

Pour autre Navigateur que Explorer LEDJAM.MID

 

L'enregistrement : El Ledjam

(Collection Waïl Labassi)

(Strophe II interrompue; les disques n'allaient pas au-delà des trois minutes !)
 

Analyse

 
La version courante (carrée) qui se chante aussi avec d'autres paroles ("Qum Nudiru al Mudhhabiyya") est exactement identique à la version que nous présente El Ledjam sans la technique du contre-temps / syncope (Khatfa).
- Dans la version "carrée" (Voir la figure ci-dessous) la structure est à huit (08) temps (famille du Bashraf) et les accents se placeront sur les temps 1, 3, 5.
- Chez El Ledjam la technique consiste à déplacer - décaler - le temps 1 de la version "carrée" d'un cran et le fusionner avec le temps 2. Temps 1 et 2 ne formeront alors qu'une seule entité. Cette opération induit une autre structure rythmique (en haut sur la figure), toujours à huit ( 08 ) temps, mais où les accents se placent sur les temps 1, 2, 4.
La morphologie de la structure résultante prend alors l'aspect d'un Derdj de Tlemcen (joué plus rapidement) auquel on aurait ajouté deux temps supplémentaires (une " traîne ").
Ce "camouflage rythmique" aurait induit en erreur beaucoup de musiciens qui ont eu à "déchiffrer" les anciens enregistrements. Car comme les temps 5, 6, 7 et 8 ne comportent généralement aucune syllabe (dans la technique des Maalem) la tendance a été d'ignorer les "pauses" (7, 8) réduisant ainsi la mesure à 8 temps à une mesure à 6 temps.
D'un autre côté, en accélérant un Derdj de Tlemcen et en l'habillant d'une "traîne" de deux temps supplémentaires on aboutirait à une structure à huit ( 08) temps de type Bashraf. Cette technique qui existe à Tlemcen et qui est bien "rôdée" consiste, à la fin des ("véritables") Btayhi, à accélérer le rythme (avec déplacement d'accents) pour passer à celui d'un ("véritable") Derdj. (Voir Dossier: Le Derdj à Tlemcen) Ainsi, le va-et-vient entre Structure Bashraf et Structure Derdj ne serait alors qu'un pur excercice de style.

Toutes les mesures vont subir cette "distorsion" sauf les quatre dernières mesures qui, elles, reviennent à la structure "carrée".
 

L'enregistrement Cheikh Larbi Bensari

 

Le Texte

 

(Diwan Yafil . Collection Cheikh Bouali de Tlemcen)

 
A Alger on chante la deuxième Strophe de ce texte ("Qum Nudiru). (Dans le Diwan YAFIL, les Niqlab ont été imprimés sur des pages de couleur rose).
- Quelques petits défauts sont à signaler (non-respect de la métrique de la famille du Ramal en huit syllabes). Le "Ya" au premier vers est une syllabe additive. Et au vers 3, il faut utiliser le genre "défini" (Alif / Lam - en blanc -). Pour le reste la formule métrique est respectée.
 
Remarque: Dans cet enregistrement (à partir d'un direct sur la Radio dans les années 50) le premier vers du Matlaa (vers 1) est traité avec la mélodie des Aghçâne (?)...
A la reprise du deuxième hémistiche du deuxième vers du Matlaa (vers 2), Cheikh Larbi chante d'autres paroles (une technique assez répandue qui consiste à remplacer le dernier mot qui supporte la rime ou à remplacer tout ou une partie de l'hémistiche comme dans notre exemple).
- Le troisième Ghessen (vers 5) n'est pas chanté (certainement pour respecter la durée de l'enregistrement ...)
- Le Matlaa (vers 6) est cette fois chanté avec une mélodie différente (Celle des Matlaa) et le Redju' (vers 7) reprendra naturellement la mélodie des Aghçane.
 

Essai de Traduction

 
Sois le bienvenu Ô toi à la magnifique beauté / Bienvenue à tous les visiteurs;
Fais déborder les coupes et n'hésite pas à les remplir / L'ami nous a rendu visite;
Que ce moment est agréable / Dans le bonheur le plus accompli
La joie est venue nous combler / Verse-nous (à boire)! Remplis (les coupes) Ô échanson et remplis (les) à nouveau
L'ami au visage resplendissant telle la plein lune / (est ) Le noble parfum de nos esprit (par lequel nos esprits s'élèvent)
La félicité est dans tous les augures / Joie et Bonheur ! Ô coeur triste (Nulle raison de continuer de l'être)
Fais déborder les coupes et n'hésite pas à les remplir / L'ami nous a rendu visite;
 

Le Chant

 
La version de Cheikh Larbi Bensari (c'est aussi une des versions actuelles à Alger) n'est rien d'autre que la version de El Ledjam mais sans application de la technique de la Khatfa.
C'est-à-dire que chez Cheikh Larbi Bensari les temps vont reprendre la valeur et la place qu'ils ont dans la version "carrée". . Il n'y a donc pas lieu de donner la transcription détaillée (on fera juste attention aux petites variations et aux ornements qu'on ne manquera pas de déceler à l'écoute.). Le style rappelle formidablement le celui du chant religieux pratiqué un peu partout en Algérie !
Notons que cette pièce débute bien par l'air du Matlaa (Même si l'enregistrement de Cheikh Larbi lui a "plaqué" l'air du Ghsen sur un Matlaa).

(Enregistrement: Collection Rifel Kalfat)

 

En guise de Conclusion

 
Enfin et en guise de conclusion on peut montrer que cette pièce se "tourne" assez facilement en Derdj façon Tlemcen (rappel: La structure en question existe à Alger; mais on garde l'appellation ou le label "Tlemcen" parce qu'à Alger le rythme d'accompagnement spécifique à cette structure de Derdj a disparu de la pratique) .

Ouvrir le midi pour illustration (deux fois le Ghessen et deux fois le Matlaa avec la mesure de liaison) (Internet Explorer)

(Autrement ) LEDAM2.MID

 
Les deux structures Bashraf et Derdj semblent donc unies dans un même groupe de transformation. C'est-à-dire qu'on peut passer de l'une à l'autre sans grandes difficultés juste en appliquant certaines manipulations. En d'autres termes on ne saurait dire si le Bashraf est un Derdj à qui on aurait ajouté une "traîne" (de deux temps) en procédant à une égalisation des deux premiers temps ou alors si le Derdj est un Bashraf à qui on aurait coupé sa "traîne" avec une compression des deux premiers temps. (Voir Schéma)
La pièce qui résulterait de l'application de la "Khatfa" se situe à une position intetrmédiaire entre Derdj et Bashraf.

Les pièces résultantes (de ces manipulations structurelles) ne doivent pas être considérées comme des "compositions" originales. Ce sont juste les facettes d'une seule et même pièce mais vue à travers le miroir "structurant" du rythme. C'est dire la grande "fluidité" de la musique traditionnelle ! Si on considère bien cet aspect "compressif / expensif" de la musique traditionnelle on peut comprendre que ce que l'on note (sur une transcription) n'est certainement pas "l'esprit" de la musique... mais juste sa garde-robe.

Y.T.

Alger le 21 Janvier 2013

  Remerciements à tous ceux qui mettent les archives (directement ou indirectement) à notre disposition.

 

 

 
Retour au Sommaire. Retour à Partitions.
 
Contact : groupe_yafil@hotmail.com

ã Le Groupe YAFIL Association 2013